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Le feu dans l’abîme

Pendant des millions d’années cela avait été un monde océanique, un univers caché dont les eaux se protégeaient du vide sidéral par une croûte de glace. La glace avait en général plusieurs kilomètres d’épaisseur, mais cette armure avait des points faibles, des failles, là où elle avait été brisée, arrachée, provoquant une brève bataille entre deux éléments hostiles qui n’entraient en contact sur aucun autre monde du système solaire. La guerre entre la mer et l’espace aboutissait toujours à la même impasse : l’eau soudain libérée entrait en ébullition en même temps qu’elle gelait et reformait son armure.

Les océans d’Europe auraient été entièrement pris par les glaces depuis longtemps sans l’influence de Jupiter, dont la force gravitationnelle pétrissait sans cesse le noyau du satellite, déchaînant les mêmes forces qui bouleversaient Io mais se montraient ici moins féroces. Partout on apercevait les traces de ce perpétuel affrontement entre la planète géante et son satellite, dans le tonnerre et les rugissements des séismes sous-marins, dans les vagues de pression infra-soniques déclenchées par les avalanches qui balayaient les plaines abyssales. Comparées au tumulte de l’unique océan d’Europe, les plus folles tempêtes terrestres n’étaient qu’un murmure.

Çà et là, sur les déserts des abîmes, apparaissaient des oasis qui auraient fait les délices de n’importe quel biologiste de la Terre. Elles s’étendaient sur plusieurs kilomètres le long d’un fouillis de tubes et de cheminées déposé par des sources minérales jaillissant des profondeurs, telle une parodie naturelle de château gothique, et il en montait des fluides brûlants, noirâtres, animés d’une pulsation lente, comme s’ils sortaient des battements d’un cœur gigantesque. Et comme du sang, ils signalaient la vie.

Ces fluides bouillants repoussaient le froid mortel qui descendait de la surface, formant au fond de l’océan un îlot de chaleur. Et, ce qui était aussi important, ils apportaient depuis l’intérieur du satellite les éléments chimiques constitutifs de la vie. C’est là, dans un environnement où personne n’aurait cru les trouver, que résidaient en abondance nourriture et énergie. Au XXe siècle, on avait découvert de telles oasis fertiles au fond des océans terrestres. Il en était de même sur Europe, à une échelle infiniment plus vaste, et avec une diversité beaucoup plus grande.

Dans les zones « tropicales » proches des sources de chaleur, s’élevaient des structures délicates, arachnéennes, analogues à des plantes, bien qu’elles fussent presque toutes capables de bouger. Parmi elles rampaient d’étranges limaces ou vers dont certains se nourrissaient de plantes, d’autres s’alimentant directement aux sources minérales qui les baignaient. Plus on s’éloignait de la chaleur, du feu souterrain où ces créatures se réchauffaient, plus les organismes qu’on rencontrait semblaient robustes, vivaces, un peu comme des crabes ou des araignées de mer.

Des légions de biologistes auraient pu passer leur vie à étudier cette unique oasis. Au contraire des mers terrestres du paléozoïque, l’abîme europien n’était pas un environnement stable, de sorte que l’évolution y était étonnamment rapide et produisait des multitudes de formes fantastiques. Et toutes étaient en sursis : tôt ou tard chaque fontaine de vie s’affaiblissait et mourait, tandis que les forces qui l’alimentaient changeaient de territoire. Dans le fond des océans d’Europe, on trouvait de nombreuses traces de ces tragédies. D’innombrables zones circulaires, jonchées des squelettes et des restes pétrifiés de ces créatures, signalaient que des chapitres entiers de l’évolution avaient été rayés du livre de la vie. En guise de mémorial, certaines avaient abandonné d’énormes coquilles vides ressemblant à des trompes contournées de la taille d’un homme. Il y avait toutes sortes de coquillages bivalves et même trivalves, et des structures en spirale, larges de plusieurs mètres, exactes contreparties des belles ammonites qui ont mystérieusement disparu des mers terrestres à la fin du crétacé.

Au nombre des merveilles que recelaient les abysses d’Europe, la plus étonnante était peut-être ce fleuve de lave incandescente jailli des volcans sous-marins. À cette profondeur, la pression était si forte que l’eau mise en contact avec le magma chauffé à blanc était incapable de se vaporiser, si bien que les deux liquides coexistaient en une trêve malaisée.

À cet endroit, dans un autre monde et avec d’autres acteurs, quelque chose comme l’histoire de l’Égypte s’était joué bien avant l’apparition de l’homme. De même que le Nil avait apporté la vie sur un étroit ruban désertique, ce fleuve de chaleur avait vivifié les profondeurs d’Europe. De chaque côté de ses rives, sur une bande qui ne mesurait jamais plus de deux kilomètres de largeur, des espèces innombrables avaient évolué, s’étaient épanouies et avaient disparu. Et certaines avaient laissé derrière elles des monuments.

Souvent, ils se distinguaient mal des formations naturelles entourant les sources thermales, et bien que, de toute évidence, ils n’aient pas été dus à l’action de la chimie, on aurait été en peine de décider s’ils avaient été créés par l’instinct ou par l’intelligence. Sur Terre, les termites élèvent en effet des châteaux presque aussi imposants que les constructions que l’on trouve au fond de l’unique océan qui recouvre ce monde gelé.

Le long de cette étroite bande fertile perdue dans le désert des gouffres marins, des cultures et même des civilisations étaient nées et s’étaient éteintes, des armées avaient marché (ou nagé) au commandement des Tamerlan ou des Napoléon d’Europe. Et le reste de ce monde n’en saurait jamais rien, car toutes ces oasis de chaleur étaient isolées les unes des autres, comme les planètes dans l’espace. Les créatures qui se chauffaient à la lueur du fleuve de lave et se nourrissaient aux sources minérales étaient incapables de traverser le désert hostile qui les séparait d’autres îlots de vie. Si des historiens ou des philosophes avaient existé parmi elles, ils auraient été convaincus d’être les seuls êtres conscients de l’univers.

Pourtant l’espace entre les oasis n’était pas entièrement dépourvu de vie, et d’autres créatures, plus robustes, affrontaient sa rigueur. Plus haut nageaient celles qui, sur Europe, correspondaient aux poissons – des torpilles effilées, avec une nageoire caudale pour se propulser et des ailerons latéraux pour se diriger, ressemblant de façon inévitable aux meilleurs navigateurs des mers terrestres. Les mêmes contraintes techniques étant à l’œuvre, l’évolution doit produire des solutions analogues, comme en témoignent le dauphin et le requin, superficiellement presque identiques, alors qu’ils viennent de branches très éloignées de l’arbre de la vie.

Il y avait néanmoins une différence évidente entre les poissons d’Europe et ceux de la Terre : les premiers n’avaient pas de branchies, car il n’y avait pas d’oxygène à extraire des eaux où ils vivaient. De même que les créatures terrestres découvertes autour des sources minérales sous-marines leur métabolisme était basé sur les composés du soufre, très abondants dans cet environnement volcanique.

Très peu avaient des yeux. En dehors des lueurs vacillantes des rares coulées de lave et d’occasionnelles flambées de luminescence produites par des créatures en période de frai ou en quête d’une proie, c’était un monde aveugle.

C’était aussi un monde condamné. Ses sources d’énergie étaient sporadiques, sans cesse en mouvement, et les marées sismiques qui les alimentaient s’affaiblissaient régulièrement. Même s’ils atteignaient vraiment à l’intelligence, les Europiens étaient pris entre le feu et la glace.

À moins d’un miracle, ils périraient lors de la glaciation définitive de leur planète.

Lucifer avait accompli ce miracle.

3001 : l'odyssée finale
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